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L'idée même de travail archéologique suscite, dans notre
société actuelle, des réactions divergentes, parfois
passionnelles. D'un côté, l'archéologie est très
évidemment - l'étymologie du mot l'indique bien - l'étude
des choses anciennes, occupation qui peut apparaître comme désuète,
en tout cas vaine, voire suspecte dans un monde qui semble largement faire
confiance, pour illuminer l'avenir, aux promesses de l'innovation technologique
ou sociale; et, effectivement, l'archéologue donne quelquefois l'impression
de se retourner vers le passé par une sorte de réaction conservatoire,
combinant le refus du présent et l'inquiétude devant le futur.
Mais, d'un autre côté, le rayonnement de l'archéologie,
qui suscite des phénomènes d'engouement et de mode, sa place
dans l'édition et dans les communications de masse (pour les pays anglo-saxons
plus encore qu'en France), l'appui dont elle bénéficie de la
part de régimes politiquement avancés sont des réalités
qui semblent répondre à un besoin profondément ressenti,
comme si l'homme occidental se préoccupait de plus en plus de retrouver
concrètement son passé, dont la quête avait commencé
avec la Renaissance, comme si plus généralement l'homme, sur
l'ensemble de la planète, découvrait progressivement ce besoin.
Ainsi semble fermement établie une liaison entre certaines demandes
fondamentales de l'humanité, actuelles ou réactualisées,
qu'il nous faudra essayer de mieux comprendre, et une discipline, l'archéologie,
dont nous devons tout d'abord préciser le domaine et les démarches,
pour essayer de mieux les situer par rapport à ces demandes.
Extensions du champ de l'archéologie...
L'étymologie, déjà évoquée, du mot archéologie
lui assigne comme objet d'étude le passé, et plus précisément,
par une restriction de sens largement acceptée, les vestiges physiques
du passé, dont on attend qu'elle tire des connaissances sur des situations
et des événements impliquant l'homme. Dans la réalité
historique de son développement, cette étude a d'abord été
extrêmement limitée, et dans l'espace, et dans le temps, et dans
le contenu; il est remarquable que ces limitations soient tombées petit
à petit, si bien que le champ de l'archéologie embrasse, à
l'heure actuelle, la totalité des cultures, pour la presque totalité
de leur développement, à travers la totalité de leurs vestiges
matériels.
... dans l'espace,
L'accroissement, à travers le temps, du domaine géographique
de l'archéologie est peut-être le phénomène le
plus facile à constater. Lorsqu'elle naît – véritablement
à la Renaissance –, elle s'intéresse d'abord à
Rome : les premières fouilles, au XVIe siècle, portent sur le
forum Romanum ou sur la villa Hadriana ; elles s'élargissent, au XVIIIe
siècle, à la Campanie, avec les travaux à Herculanum
puis, vers le milieu du siècle, à Pompéi et à
Stabies ; c'est au XVIIIe siècle encore que débute l'exploration
de l'Étrurie. La première moitié du XIXe siècle
voit l'exploitation intensive des nécropoles étrusques et l'ouverture
de chantiers en Italie méridionale et en Sicile; mais c'est aussi le
moment où le travail débute en Grèce (à Égine,
à Olympie, dans Athènes libérée à partir
de 1835) ; ce sont aussi les premières grandes missions en Égypte,
en rapport avec l'expédition de Bonaparte, et les premières
explorations au Proche et au Moyen-Orient (à Pétra, Khorsabad,
Ninive), qui ajoutent désormais au monde classique le monde de la Bible
; c'est de plus, dans un tout autre domaine, l'ouverture de chantiers en Scandinavie.
Avec la seconde moitié du XIXe siècle, toutes ces mêmes
régions connaissent un accroissement considérable du nombre
des chantiers (on rappellera seulement ici l'activité des Français
en Grèce, à Délos à partir de 1877, à Delphes
à partir de 1892) ; l'Asie Mineure est très largement étudiée,
mais aussi commence le travail méthodique en France, en Allemagne et
en Autriche, en Espagne, dans les pays slaves, et l'anthropologie américaine
inaugure l'archéologie du Nouveau Monde. Avec le début du XXe
siècle, les chantiers se multiplient sur ces mêmes aires géographiques
et s'ouvrent en Crète, en Palestine, à Chypre, sur l'Indus,
dans l'ensemble du monde islamique, un peu partout en Asie, en Afrique, en
Amérique centrale et du Sud ; si bien qu'il n'est pas, à l'heure
actuelle, de région au monde où ne se développe le travail
archéologique, selon des formes et avec des moyens plus ou moins ambitieux
; même, dans les pays où l'activité de recherche est,
traditionnellement, particulièrement intense, comme en Grèce,
des zones géographiques qui avaient été un peu négligées,
comme la Macédoine, sont l'objet désormais d'un intérêt
tout particulier (fig. 1). Dans la plupart des cas, l'initiative individuelle
a depuis longtemps cédé la place à une organisation nationale
de la recherche, qui parfois continue à faire appel à la collaboration
internationale : les archéologues français, par exemple, travaillent
sur notre territoire, dans le cadre d'une “ archéologie nationale
” extrêmement féconde, mais aussi sur les grands chantiers
qui leur ont été confiés dans le monde classique, ou
en Égypte et au Proche-Orient, et aussi jusqu'en Amérique du
Sud et en Extrême-Orient. Ces liaisons tissent autour du monde un réseau
de communications très diversifié, à travers lequel l'information
est distribuée par de nombreuses publications ponctuelles ou périodiques,
ou lors de rencontres et de congrès.
... dans le temps,
En même temps que s'élargissait ainsi le domaine géographique
de l'archéologie, qui du cœur de l'Italie s'est étendu à
l'ensemble de la planète, son domaine temporel s'est élargi d'une
manière tout aussi significative. L'archéologie a d'abord été,
on l'a vu, celle de Rome – en fait surtout celle de la Rome impériale
; le XVIIIe siècle commence à remonter dans le temps, avec la
découverte de la civilisation hellénistico-romaine de la Campanie,
et des civilisations nettement plus anciennes de l'Étrurie. Mais c'est
le XIXe siècle qui réalise les extensions chronologiques les plus
considérables – pour le monde grec et romain d'abord puisqu'on
s'intéresse essentiellement, dans la première moitié du
siècle, au “ classicisme ” (en gros le Ve et le IVe siècle
avant notre ère) et à l'archaïsme du VIe siècle ;
la seconde moitié du XIXe siècle remonte volontiers vers des périodes
plus hautes et découvre, à partir de 1870, Troie et toute la civilisation
“ mycénienne ” (XVe-XIIe s. avant notre ère) ; il
faut attendre le tournant du XIXe au XXe siècle pour que l'on retrouve
des périodes plus anciennes encore, la civilisation crétoise (qui
fleurit dans la première moitié du IIe millénaire) et celle
du monde égéen (qui fleurit au IlIe millénaire) : c'est
l'ouverture de l' “ archéologie préhellénique ”,
par laquelle se précisent les relations entre la protohistoire de la
Grèce et les archéologies de l'Égypte et du Proche-Orient.
Pour ces mondes non classiques eux-mêmes, l'impulsion avait été
donnée dès les débuts du XIXe siècle quand, à
travers les premières trouvailles des grands sites orientaux, on commençait
à étudier les deux millénaires qui avaient précédé
le monde classique; en même temps débutait, dans les pays scandinaves,
la recherche sur la protohistoire et la préhistoire européennes.
Ces travaux aboutissent vers le milieu du même siècle, pour l'Europe,
aux découvertes célèbres de Halstatt, de La Tène,
de Villanova, d'Altamira, qui fondent l'étonnant développement
des archéologies protohistorique et préhistorique; le même
épanouissement caractérise, vers le dernier quart du siècle,
l'archéologie de l'Égypte et du Moyen-Orient ; et souvent il semblerait
que la recherche aille dans le sens d'une remontée vers les origines,
comme en Grèce où c'est seulement à une date relativement
récente qu'on a pu établir l'existence de gisements paléolithiques.
En sens inverse, il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour voir
se constituer véritablement une archéologie paléochrétienne,
prolongée par une archéologie byzantine ; l'archéologie
islamique, l'archéologie slave débordent largement de ces limites
; bientôt on parlera d'une archéologie médiévale
(parfois appelée, pour notre territoire national, “ archéologie
française ”), puis d'une “ archéologie industrielle
” (l'expression avait déjà été employée
épisodiquement en France et en Grande-Bretagne dans le dernier quart
du XIXe siècle, pour des recherches qui ne se sont vraiment développées
qu'après la Seconde Guerre mondiale) ; et maintenant il est ouvertement
question d'une “ archéologie moderne et contemporaine ”,
institutionnalisée en France, depuis quelques années, par un enseignement
dans l'une des universités de Paris. Et certes, si l'archéologie
est l'étude des réalisations matérielles du passé,
il est logique de lui attribuer celles du passé même le plus récent
– même celles de notre siècle –, à condition
(et on évite ainsi le scandale étymologique) que ces documents
appartiennent véritablement au passé, c'est-à-dire qu'ils
ne fassent plus partie (sinon éventuellement à titre de survivance)
du système des objets à travers lequel, hic et nunc,
fonctionne notre civilisation : pour nos pays industrialisés, un
ordinateur des deux premières “ générations ”
est désormais réellement un objet de musée archéologique.
Dans cette perspective, on voit que le domaine de l'archéologie s'est
étendu progressivement des premiers siècles de notre ère
à l'ensemble de l'histoire de l'humanité. Ainsi, d'ailleurs, devient
possible une “ archéologie générale ”, dégagée
de l'historicité, soucieuse d'abord de comparer et de contrôler
les problématiques et les méthodes.
... dans le contenu.
À ces élargissements du domaine de l'archéologie dans
l'espace et dans le temps s'en est ajouté un troisième, dont les
conséquences sont au moins aussi considérables. L'archéologie
a d'abord été à peu près exclusivement la quête
des objets d'art : à la Renaissance – et longtemps après
– on fouille pour retrouver les chefs-d'œuvre de l'Antiquité
classique, qui constitueront pour les amateurs des objets de délectation
esthétique en même temps qu'ils serviront de modèles à
la création ; et cette poursuite de l'objet exceptionnel, ou simplement
de l'œuvre d'art, qui fait de la fouille la pourvoyeuse des musées
et des collections, a laissé bien des traces : jusque vers le milieu
du XXe siècle encore, la chaire dite d'archéologie dans les universités
françaises est en réalité une chaire d'histoire de l'art
antique, de préférence grec ou romain. Pourtant, on se rendait
compte progressivement que la fouille pouvait apporter bien davantage : des
informations directes sur la vie concrète des hommes. Ce fut déjà
un bouleversement des habitudes lorsqu'on cessa d'arracher aux murs et aux sols
de Pompéi les plus belles parties des mosaïques et des peintures,
pour conserver aux volumes habités leur unité décorative
; et aussi lorsque les archéologues classiques commencèrent à
récolter l'ensemble des tessons, même lorsqu'ils portaient des
représentations considérées longtemps comme “ barbares
” (par exemple celles de l'art “ géométrique ”
des IXe et VIIIe siècles), plus encore lorsqu'il s'agissait de vaisselle
commune, sans décor ; et lorsqu'on se mit à fouiller, avec la
même attention que pour les temples et les palais, les plus humbles habitations.
En passant ainsi de l'œuvre d'art au document journalier, souvent répétitif,
on élargissait d'une manière considérable la vision du
passé, on intégrait au domaine archéologique l'ensemble
des produits culturels ; c'est ainsi que le monde subaquatique, par exemple,
a rendu à l'art classique, souvent à la suite de trouvailles fortuites,
quelques-uns de ses chefs-d'œuvre les plus prestigieux (des grands bronzes
dont la destinée paradoxale était d'être sauvés par
leur naufrage) : il est désormais l'objet d'une exploration minutieuse
qui prend en compte la totalité du navire englouti, son équipement
comme ses marchandises les plus vulgaires. La quête archéologique
d'ailleurs ne se borne plus maintenant aux objets fabriqués par l'homme,
ceux que les Anglo-Saxons appellent les artefacts : on s'intéresse,
en même temps qu'aux tombes et à leur matériel, aux ossements
qu'elles contiennent, qui peuvent tellement nous apprendre sur les caractères
des populations, leurs maladies, leur taux de mortalité ; aux débris
animaux, qui renseignent sur la domestication et l'élevage, sur l'alimentation
; aux pollens, qui révèlent les formes, les équilibres
de la végétation et des cultures; aux formations géologiques,
aux sols, finalement à une “ archéologie du paysage ”
et des systèmes écologiques, qui permettra de saisir les phénomènes
culturels à travers les phénomènes naturels. Ainsi, l'objet
de l'archéologie n'est plus seulement l'ensemble des créations
matérielles dues au travail humain, mais aussi l'ensemble des transformations
que l'homme a imposées à la faune, à la flore, au milieu
géographique, et, en définitive, l'ensemble des relations réciproques,
avec son environnement, de l'homme tout entier.
******
On comprend mieux, devant cette triple extension du domaine archéologique,
l'extension symétrique des groupes sociaux intéressés par
l'archéologie : réservé d'abord à quelques “
antiquaires ”, à des désœuvrés et à des
curieux – ceux qui se nommaient eux-mêmes, dans l'Angleterre du
XVIIIe siècle, les “ Dilettanti ” –, l'attrait pour
l'archéologie s'est élargi, en proportion de l'élargissement
de la discipline à une plus grande partie de la culture humaine, à
un public beaucoup plus large, où le travail des professionnels (chercheurs
spécialisés, le plus souvent universitaires) s'associe à
celui d'amateurs de mieux en mieux formés, les uns et les autres également
dévoués à ce qui est le plus souvent pour eux une passion.
D'autant que J'affinement et la diversification des méthodes susceptibles
de répondre aux nouvelles problématiques tendent elles aussi à
rapprocher l'archéologie de l'homme.
La fouille
La fouille en elle-même implique, on le sait, un emploi aussi rigoureux
que possible de la technique stratigraphique qui, en distinguant les divers
niveaux et les diverses sortes de couches qui les séparent (couches d'occupation,
couches de destruction, tranchées de fondation, poches d'inclusion, etc.),
met en lumière des distributions et des associations fondamentales pour
la reconstruction des cultures. Encore convient-il de l'adapter chaque fois
aux besoins : la régularité formelle de la fouille en carrés
égaux, héritée de l'enseignement du célèbre
théoricien anglais M. Wheeler, ne représente probablement pas
la tactique la plus efficace dès que l'on travaille sur des constructions,
pour lesquelles les coupes stratigraphiques doivent être réalisées
en des endroits spécialement choisis par le fouilleur à cause
de leur signification, et toujours perpendiculairement aux murs ; et la juxtaposition
de sondages réduits et profonds à laquelle conduit cette technique
risque de privilégier une vision un peu abstraite de l'histoire du site
(ce que Wheeler lui-même appelait un horaire de chemin de fer, sans le
train), par opposition aux larges fouilles de surface, qui seules permettent
de saisir le fonctionnement concret des systèmes culturels (mais qui
risqueraient, elles, d'être des chemins de fer sans horaire, si elles
n'étaient constamment contrôlées par la technique stratigraphique).
Nous nous rendons mieux compte, aussi, que la fouille est exécutée
par des hommes qui sont eux-mêmes dans l'histoire, et que ses résultats
ne peuvent donc être que relatifs : on se consolait, naguère, de
la destruction qu'elle entraîne, en admettant que l'archéologue
pouvait lire les pages du livre qu'en même temps il déchirait,
et en lui demandant de le transcrire aussi complètement et aussi fidèlement
que possible ; mais nous savons maintenant que la réalité archéologique
n'est pas un texte déchiffrable une fois pour toutes, car la récolte
de l'information ne peut être ni réellement exhaustive, ni réellement
objective : le fouilleur prend en compte, au mieux, tout ce qui lui est accessible
par les moyens dont il dispose, et tout ce qui répond à sa problématique
; cela signifie que, consciemment ou, le plus souvent, sans s'en rendre compte,
il procède à des choix, que ne viendront pas nécessairement
compenser les documents graphiques et photographiques sur lesquels il voudrait
pouvoir compter pour éterniser tout le reste : le progrès continu
des méthodes d'analyse et d'enregistrement, l'ouverture constante de
nouvelles interrogations font que le travail devrait pouvoir être indéfiniment
repris. C'est pourquoi on a bien raison d'affirmer que, s'il y a une infinité
de mauvaises manières de fouiller, il n'y en a aucune de bonne ; ou plutôt
il faudrait dire que la meilleure méthode n'est bonne que par rapport
aux exigences d'un moment précis dans le développement de la recherche.
Dès lors, il semble déraisonnable d'ouvrir de nouveaux chantiers
qui ne feraient que redoubler des résultats déjà obtenus
ailleurs : la fouille est une opération trop grave pour être laissée
à la responsabilité des archéologues - des archéologues
qui ne seraient attirés que par le plaisir, trop évident, de l'exploration
et de la découverte ; il est certainement beaucoup plus utile, à
l'heure actuelle, de se préoccuper en priorité des fouilles d'urgence,
là où l'évolution du monde (sur laquelle nous aurons à
revenir) risque de détruire définitivement le passé, et
surtout de constituer des “ réserves archéologiques ”
par lesquelles sera préservée la possibilité d'étudier
l'homme d'autrefois selon les exigences successives des hommes du futur, en
fonction de programmes eux-mêmes déterminés progressivement
par l'évolution des problématiques.
Prospections
On imagine quel rôle est appelé à jouer, dans cette perspective,
le développement des techniques de prospection “ scientifique
”, qu'elles utilisent la reconnaissance aérienne (pour déceler
les indices “ hygrographiques ”, par exemple les teintes sombres
que produit l'humidité des fossés anciens, ou les indices phytologiques,
différences de hauteur ou de couleur de la végétation
en rapport avec les vestiges enterrés, ou les indices sciographiques,
quand la lumière rasante accroche sur les microreliefs des ombres révélatrices,
ou les indices pédologiques, traces dessinées sur le sol par
les éléments anciens que remontent les labours profonds, ou
les indices topographiques, qui par exemple dénoncent une voie antique
disparue à travers l'alignement de réalités sans signification
individuelle) ou qu'elles utilisent un appareillage scientifique au sol, fondé
sur les principes de la résistivité électrique (fig.
2), ou sur les anomalies magnétiques, ou sur la transmission des ondes
dans la terre, ou sur des phénomènes chimiques : en permettant
la détermination des zones où la conservation du patrimoine
apparaît comme le plus souhaitable, ces techniques donnent à
l'archéologue la possibilité de prévenir les destructions,
au lieu d'intervenir lorsqu'il est déjà trop tard - la chance
de proposer, au lieu de s'opposer. Car trop souvent les grands travaux d'aménagement
du territoire, l'extension de l'urbanisme, les transformations de l'agriculture
sembleraient devoir imposer le sacrifice du passé aux intérêts,
parfaitement légitimes, du présent ; seul le dialogue de l'archéologue
avec l'urbaniste ou le responsable de l'aménagement, fondé sur
une connaissance préalable du sous-sol, peut conduire à préserver
les zones qui seront réservées pour les fouilles futures, en
attendant d'être intégrées harmonieusement dans le tissu
urbain et plus généralement dans le milieu vivant où
s'inscrit l'activité des hommes.
Conservation, présentation
Il est bien certain, en effet, que l'archéologue ne saurait, après
la fouille, se désintéresser du chantier qu'il a ouvert, non plus
que des documents qu'il y a découverts : leur conservation, leur présentation
font partie de ses tâches fondamentales. Trop souvent on a vu le spécialiste,
considérant qu'il avait fait suffisamment lorsqu'il avait tiré
du site la matière d'une savante publication, destinée aux autres
spécialistes, le laisser dans un semi-abandon, c'est-à-dire devenir
un lieu où les ruines elles-mêmes vont périr, un terrain
de décharge s'il est en ville, de toute manière un espace où
les murs anciens vont continuer à se dégrader, à moins
qu'ils ne soient exploités comme source de matériaux de construction,
et que la végétation va envahir, faisant éclater les blocs
et s'effondrer les témoins qui pouvaient subsister de la stratigraphie
; certes, l'entretien, l'aménagement d'un site coûtent cher, autant
parfois que la fouille elle-même, mais ils constituent des devoirs absolus,
si l'on veut que, au lieu d'apparaître comme une zone morte, inutile sinon
gênante pour l'épanouissement de la réalité vivante
dans lequel il se trouve, il y soit naturellement incorporé un pare archéologique
peut présenter les ruines protégées et expliquées
certains bâtiments exigent ce que l'archéologie classique appelle
des “ anastyloses ”, au sens étymologique l'action de remonter
des colonnes écroulées, dans un sens plus général
l'action de remettre en place, dans toute la mesure du possible, les éléments
architecturaux ce travail pouvant se limiter à quelques actions de consolidation
et de protection, indispensables parce que le bâtiment sorti de terre
n'y est plus étayé par l'accumulation des siècles, pouvant
aboutir aussi, dans les cas extrêmes, à une complète reconstruction,
dont le portique d'Attale sur l'agora d'Athènes donne un magnifique exemple,
où l'homme d'aujourd'hui peut goûter les mêmes plaisirs que
l'homme du passé à la beauté des volumes et des décors,
au paysage, à la fraîcheur, et, dans ce cas précis, une
partie de l'édifice a été aménagée en musée;
mais rien ne s'oppose non plus à ce qu'on réinstalle un théâtre
ancien pour des représentations qui y rassembleront les mêmes foules
que jadis, à condition que l'étude en ait été préalablement
achevée ; et nous savons bien que les villes les plus agréables
à vivre sont celles qui ont su intégrer à leur présent
cette profondeur temporelle du passé. De la même manière,
les objets arrachés au sol doivent être nettoyés, protégés
(pour les métaux par exemple, la fouille ayant brisé l'équilibre
qui s'était lentement établi pendant leur ensevelissement entre
eux et le milieu, il importe d'arrêter la corrosion qui les ramènerait
au minéral d'origine), éventuellement restaurés, mais toujours
avec le souci de rendre sensible, tout autant que des formes, des significations
: il ne conviendrait pas de redresser une épée trouvée
dans une tombe, tordue lors d'un rite funéraire, car l'action humaine
est ici plus intéressante que l'objet en lui-même. Les musées,
où les documents vont être conservés et présentés,
peuvent aussi contribuer à cette communication entre le présent
et le passé si, tout en facilitant le travail des spécialistes
(ce qui implique, en particulier, des “ réserves ” importantes),
ils sont organisés d'une manière à la fois didactique et
vivante, pour appeler la participation du publie le plus large. Et, plus généralement
encore, il est bien certain que le travail de l'archéologue ne doit pas
rester réservé au cercle étroit des spécialistes
: sa responsabilité sociale est de rendre compte des résultats
de son action à la collectivité qui lui a donné la mission
et les moyens de l'accomplir, de lui expliquer, en termes accessibles, l'apport
de ses découvertes à la connaissance de l'homme du passé
: la “ vulgarisation ”, au sens noble du terme, est un devoir d'autant
plus urgent que nos disciplines deviennent plus difficiles, que nos méthodes
mettent en jeu davantage d'appareillages empruntés aux sciences physiques
et mathématiques. Mais, avec cette exigence, nous entrons dans la seconde
phase du travail archéologique, celle qui, après la fouille, en
exploite les résultats.
******
Il est trop évident, en effet, que la recherche archéologique
ne se limite pas à la fouille, même si une certaine vision simpliste
fait de l'archéologue d'abord un fouilleur, même si trop souvent
ce fouilleur lui-même, entraîné par le plaisir de la trouvaille
matérielle, risque d'oublier combien de journées d'étude
implique chaque heure passée sur le chantier, et qu'il doit proportionner
ses découvertes à la possibilité qu'il aura de les exploiter
: car la découverte physique ne constitue pas un résultat, mais
un point de départ. À plus forte raison, on ne saurait accepter
que le fouilleur, au nom d'une prétendue “ propriété
scientifique ”, se réserve, quelquefois pendant des dizaines d'années,
le droit de publier ce qu'il a découvert en utilisant les fonds publics,
et prive ainsi la communauté scientifique d'une information qui lui est
destinée : la trouvaille ne donne pas de droits, mais un devoir, celui
de publier aussi rapidement que possible, ou de laisser la publication à
un spécialiste plus qualifié, ou dont le plan de travail permet
l'accomplissement de cette tâche dans un délai plus raisonnable.
Il est vrai que la découverte la plus sensationnelle, même si elle
peut apporter une certaine notoriété (et éventuellement
faciliter une carrière), ne constitue pas en elle-même la preuve
d'une particulière qualité du travail, sauf dans des cas exceptionnels
où elle vient récompenser une longue patience et la finesse d'une
intuition nourrie de raisonnements et de connaissances. La recherche archéologique
fondamentale se bâtit, autant et plus que sur ces trouvailles parfois
impressionnantes, sur la masse des objets découverts, éventuellement
depuis longtemps (d'autant que, pour l'archéologie moderne et contemporaine,
la recherche porte souvent sur des objets qui n'ont pas à être
extraits d'une fouille puisqu'ils n'ont jamais été ensevelis),
et, tout autant que sur les objets eux-mêmes, sur leurs relations spatiales
dans la réalité stratigraphique, sur leur environnement, sur des
configurations et des associations, pour reconstruire aussi complètement
que possible les cultures anciennes: il y a déjà longtemps que
l'archéologue ne cherche plus des objets, mais des connaissances sur
l'homme du passé.
Archéographie, archéométrie
Ce travail de l'archéologue comporte un certain nombre d'étapes,
qu'il est commode de dissocier pour la clarté de la présentation,
même si dans la pratique elles sont étroitement liées.
La première est sans doute la description, dont on voit mieux maintenant
combien, loin d'être une opération mécanique, une sorte
de photographie du document original (que d'ailleurs la photographie ou le
dessin pourraient éventuellement remplacer), elle est relative à
l'individu qui décrit (mais même l'objectif photographique est
beaucoup moins objectif que son nom ne le laisserait supposer) ; nous avons
déjà évoqué, à propos du travail sur le
chantier, l'impossibilité de tout prendre en compte, et d'une manière
totalement neutre ; de même, devant l'objet à décrire,
l'archéologue effectue nécessairement des choix, c'est-à-dire
qu'il abandonne nécessairement une partie de l'information ; et il
est d'autant plus indispensable de contrôler ce qui n'est pas lecture
passive, mais construction fondée sur des présupposés
souvent implicites, que le travail comparatif se fera, par la suite, sur les
caractères sélectionnés, ce qui n'est pas trop inquiétant
dans la pratique traditionnelle (où souvent la publication illustrée
nous permet de refaire, devant les images, une description personnelle, adaptée
à nos besoins), mais qui devient inacceptable lorsque les résultats
de l'opération sont destinés à être traités,
comme nous allons le voir, par des procédures automatisées.
La création d'un terme nouveau, “ archéographie ”,
pour désigner ce travail de transposition de l'objet à son image
linguistique, manifeste au moins le nouvel intérêt qu'on est
désormais appelé à y porter. D'un autre côté,
la description de l'objet archéologique, des matières organiques,
des sédiments, tend à intégrer de plus en plus le résultat
de mesures et d'analyses, souvent obtenu au moyen d'appareillages scientifiques
très complexes : le terme “ archéométrie ”
met l'accent sur cette utilisation de valeurs numériques. Certains
types de relevés photogrammétriques (fig. 3) apportent aussi
des équivalents de descriptions chiffrées, dont les valeurs
peuvent être extraites automatiquement. Mais dans aucune de ces opérations
l'archéologue ne perd le contrôle de la représentation
qu'il réalise du document originel : c'est par une décision
consciente et rationnelle qu'il adopte un système linguistique pour
normaliser et formaliser ses descriptions, une technique scientifique pour
réaliser ses analyses; ainsi, la nouveauté fondamentale n'est
pas dans l'emploi d'un appareillage impressionnant ou d'un langage devenu
“ métalangage ”, mais dans le caractère explicite
et régulier des opérations.
Publication et banques de données
Dans ces conditions, la publication du document tend à changer d'apparence.
Jadis confiée à la “ correspondance ” entre érudits
(la revue de l'École française d'Athènes, appelée
Bulletin de la correspondance hellénique, garde encore dans
son nom le souvenir de cette époque), elle a ensuite adopté
des formes diverses, du rapport préliminaire à la “ publication
définitive ”, mais en hésitant entre la dissertation de
type littéraire et la froideur du catalogue ; depuis une vingtaine
d'années, on a cherché dans la mécanisation une solution
aux problèmes que pose l'inadaptation de ces formules devant la croissance
exponentielle de l'information, dont le flot ne peut plus être contrôlé
même par le spécialiste pourtant enfermé dans un champ
de plus en plus étroit, et que sa présentation irrégulière
rend difficilement utilisable pour la recherche comparative. En face de ces
conditions, l'ordinateur semble bien constituer un outil idéal, parce
qu'il est capable d'enregistrer, dans les banques de données, des masses
considérables d'informations normalisées (fig. 4), qui ensuite
deviennent très largement accessibles, et d'abord pour la recherche
documentaire de l'archéologue, fondée traditionnellement sur
l'appel aux comparaisons, à ces “ parallèles ” que
la machine peut retrouver instantanément selon les formules les plus
complexes. Ainsi, l'informatique devrait permettre de remplacer les longs
dépouillements individuels, indéfiniment recommencés,
par l'apport immédiat d'une information sur laquelle il redeviendrait
loisible de penser, étant bien entendu que cette information aurait
été recueillie d'abord non par des documentalistes polyvalents,
mais par les chercheurs eux-mêmes, acceptant de consacrer à cette
tâche leur compétence irremplaçable de spécialistes
et une partie du temps que de toute manière ils consacrent au rassemblement
de leur documentation personnelle, pour en retirer, en échange, le
droit d'utiliser une documentation commune, et donc infiniment plus riche.
Les banques de données peuvent être prévues aussi pour
servir, non plus à la seule documentation, mais au calcul de structuration
qui, mettant en œuvre des algorithmes plus ou moins complexes, permet
de reconnaître dans le corpus étudié des ordres qui n'apparaissaient
pas auparavant, sériations, classifications, etc. : la statistique
multidimensionnelle en effet, que la- puissance de l'ordinateur autorise à
appliquer à des quantités de caractéristiques sur des
quantités de documents (cette masse d'information, souvent répétitive,
qu'apporte désormais la fouille), décèle des phénomènes
qui autrement ne pourraient guère être appréhendés.
Ainsi, le rôle de l'ordinateur se situerait à la fois en deçà
et au-delà des tâches traditionnelles de l'archéologue,
en deçà dans la mesure où la mécanisation devrait
contribuer à alléger les tâches mécaniques de la
documentation, au-delà pour les opérations synthétiques
dépassant les possibilités normales de notre entendement, mais,
dans l'un et l'autre cas, sous le contrôle de l'intelligence humaine,
dont il élargirait ainsi le champ d'application tout en la libérant
pour les étapes ultérieures de la recherche.
Il ne faut pas craindre que ces techniques, lorsqu'elles seront généralisées
(et leur mise en œuvre suppose que soient levés bien des obstacles,
techniques, psychologiques, institutionnels), condamnent la publication imprimée
: ce qui est condamné, c'est le livre qu'on ne lit pas parce que de
toute manière il n'est plus destiné à être lu,
accumulation de données, de mesures, de stratigraphies dont il semble
parfois que l'auteur a oublié d'expliquer ce qu'elles apportent à
notre connaissance de l'homme, et qui n'est même pas facilement consultable,
transportant un luxe de précisions non systématiques, souvent
impossibles à mettre en parallèle; au contraire, débarrassé
de tout ce qui pourra trouver place dans des archives publiques (ce qui ne
veut pas dire nécessairement publiées), allégé
des informations utilisables pour la recherche comparative, qui prendront
place, sous une forme normalisée et immédiatement accessible,
dans une banque de données, toujours susceptible d'ajouts et de modifications
selon les développements de la recherche, le livre pourra redevenir
le support du raisonnement et de l'idée, pour tout ce qui concerne,
au-delà de la description, la reconstruction archéologique.
L'archéologie des documents
Cette reconstruction elle-même (et nous entrons maintenant, après
l’archéographie, dans le domaine propre de l'archéologie)
se développe à deux niveaux différents. Il est bien certain
qu'elle doit porter d'abord sur les documents en eux-mêmes, pour chacun
desquels se posent les questions essentielles : qu'est-il ? de quand date-t-il
? quel est son lieu d'origine, ou son auteur ? Car l'objet archéologique
a perdu, en traversant les distances temporelles plus ou moins grandes qui séparent
de nous sa création et son utilisation (éventuellement ses utilisations
successives), une part plus ou moins grande de ses évidences. C'est pourquoi
il faut d'abord, éventuellement, le restituer, dans sa forme (qui peut
avoir été altérée) et dans sa fonction (que peut-être
on ne pourra reconnaître qu'en s'appuyant sur des textes, ou des images,
ou d'autres objets analogues mais plus riches d'enseignements). Il faut le dater
– avec une précision qui, selon les époques et le type de
document, peut varier de quelques années à quelques siècles.
Il faut le situer dans la zone géographique de sa création, éventuellement
l'attribuer à un maître, ou à une école, s'il s'agit
d'une œuvre d'art, à un atelier, s'il s'agit d'un objet courant.
Pour répondre à ces interrogations, indispensables puisqu'elles
permettent de donner au document sa place exacte dans les divers systèmes
des hommes du passé, l'archéologue use de méthodes complexes,
tirant de la trouvaille elle-même le maximum d'indications et les mettant
en rapport avec l'énorme trésor des connaissances déjà
accumulées, éventuellement à partir de textes descriptifs
ou critiques appartenant à la même culture, utilisant, de plus
en plus, toute la gamme des techniques scientifiques, par exemple, pour la datation,
celles qui se fondent sur les isotopes radioactifs (dont le carbone 14 est le
plus connu), ou la thermoluminescence, ou les variations du champ magnétique
terrestre et, pour la localisation, les analyses qui permettent par exemple
de rattacher telle fabrique céramique à une carrière d'argile
parfaitement située. Mais, ici encore, il ne faudrait pas succomber au
mirage des moyens. La pertinence d'une analyse n'est pas nécessairement
fonction de sa finesse, et, plus que la sophistication de l'appareillage, c'est
la qualité du raisonnement qui conditionne celle des résultats
: la méthode scientifique implique, pour les sciences de la culture auxquelles
appartient l'archéologie tout comme pour les sciences de la nature, d'abord
une démarche contrôlée du raisonnement, partant de postulats
explicites, testant les hypothèses et leurs conséquences, cherchant
la preuve et la vérification - une démarche toute de rigueur,
à l'opposé de l'intuition, de l' “ impressionnisme ”
qui le plus souvent caractérisent la démarche traditionnelle de
l'archéologue. Mais ne devrait-on pas parler, plutôt que d'opposition,
de complémentarité ? Pour toute une tranche de la recherche au
moins – celle qui concerne les personnalités artistiques et les
écoles –, la sensibilité personnelle, le “ flair ”
du connaisseur restent des instruments privilégiés, qu'une approche
formelle pourrait seulement simuler au prix d'une lourdeur difficilement acceptable,
comme le laissent pressentir les premiers essais, pourtant si prometteurs, de
construction de “ systèmes experts ” en archéologie
; plus généralement, on ne ferait qu'appauvrir la connaissance
en écartant ce qu'apporte une longue familiarité avec les objets,
qui nous les fait proches et, pour ainsi dire, amicaux. Mieux
vaut donc imaginer, pour cette archéologie des documents, une double
démarche, celle du raisonnement formel qui seul peut contrôler
l'intuition et lui donner valeur scientifique, et celle de l'intuition qui seule
peut donner vie à la recherche, en nous faisant participer, à
travers les objets et leurs relations, à l'existence des hommes de jadis.
L'archéologie des systèmes culturels
Car cette archéologie des documents ne saurait être le but ultime
du travail archéologique : comment le serait-elle d'ailleurs pour les
périodes les plus récentes sur lesquelles il porte, et pour lesquelles
on connaît, de chaque objet, la date, le lieu de fabrication, le fonctionnement
et la fonction? Au-delà de ces recherches visant à rendre au document
la portion d'identité qu'il a pu perdre, viennent celles qui intègrent
les documents, de quelque nature qu'ils soient, dans les systèmes culturels
du passé, systèmes que nous sommes amenés à distinguer
un peu artificiellement pour la commodité de l'étude, mais dont
le fonctionnement conjoint, en constante interaction, est à la fois condition
et résultante, moteur et reflet de la vie des hommes dans leur milieu.
C'est la culture matérielle, à laquelle le document archéologique
a participé directement, révélant les capacités
techniques de la création dans un lieu et à une époque
: technologies de l'agriculture et de l'élevage, de l'approvisionnement
et des transports (pour les nourritures comme pour les matériaux), de
la construction, du vêtement, du décor. C'est la vie économique,
sur laquelle des textes sont, lorsqu'ils existent, tellement discrets, et que
contribuent à éclairer par exemple les trouvailles de trésors
monétaires, la proportion, sur chaque site, de céramiques locales
et importées, le contenu des bateaux naufragés ; la prospection
aérienne reconnaît dans nos grandes plaines l'emplacement et le
plan des villas antiques, la densité de leur implantation, le tracé
des voies (fig. 5) et, pour certains cas privilégiés de l'Afrique
du Nord, jusqu'aux trous qui dans l'Antiquité avaient reçu chacun
un olivier, avec leur système d'irrigation ; les techniques du filtrage
optique permettent de retrouver, sous la confusion du paysage actuel, des structures
agraires fossiles, en particulier les centuriations antiques (fig. 6), quelquefois
même superposées ; ainsi se précisent les relations d'adaptation
des groupements humains à leur environnement, dans ce qu'on appelle l'écologie
historique. C'est la vie sociale, dont témoignent la disposition et la
distribution des habitations, leurs dimensions et leur décor, l'agencement
des exploitations agricoles, l'organisation des cimetières, la répartition,
dans la ville, des zones de bâtiments publics, de jardins – et les
Anglo-Saxons regroupent sous l'expression spatial archaeology tout un
ensemble d'études situant ces phénomènes sociaux, et les
phénomènes économiques dont ils sont inséparables,
dans un espace géographique (fig. 7) dont on met en valeur l'importance
comme on l'avait fait, auparavant, pour la dimension temporelle. C'est la vie
politique, intellectuelle, religieuse, l'idéologie, sur laquelle nous
renseignent et l'architecture des sanctuaires, des temples, des bibliothèques,
et l'iconographie, à la fois par ce qu'elle montre et par la manière
dont elle le montre, le choix des formes et des moyens d'expression traduisant
le mouvement des mentalités (fig. 8). C'est la vie artistique –
car, si la notion d'“ art ” appartient à des tranches relativement
limitées de l'histoire et des sociétés, la qualité
esthétique est une composante fondamentale de la création humaine.
S'ouvrant à ces dimensions de la recherche, l'archéologie ne saurait
se réduire à une “ discipline auxiliaire de l'histoire ”,
comme on la caractérise parfois : elle est l'histoire elle-même
pour toutes les périodes et tous les lieux où manquent les textes,
mais aussi pour toutes les questions auxquelles les textes n'apportent pas de
réponse, ou apportent des réponses trop lacunaires, et aussi,
même lorsque les textes sont à leur maximum de richesse, pour les
enrichir encore, en leur offrant, non pas les simples illustrations que trop
longtemps on a cherché dans la documentation archéologique, mais
le contrepoint de la réalité matérielle et technique, conditionnée
par, et conditionnant, l'ensemble des faits culturels. Et l'archéologie
n'est pas seulement histoire, travaillant à reconstituer une création
ordonnée dans la dimension temporelle : on a déjà évoqué
l'importance qu'y prend désormais la dimension spatiale; et n'est-elle
pas appelée, en tant qu'anthropologie, à essayer de comprendre
le fonctionnement, pour chaque époque, des différents systèmes
sociaux-culturels, en s'efforçant de reconnaître
les lois générales de leur développement, c'est-à-dire
en définitive du comportement humain ?
******
L'archéologie apparaît ainsi comme un moyen
privilégié de retrouver l'homme du passé, à travers
ses créations techniques, par lesquelles il exprime certaines de ses
aptitudes et certains de ses besoins fondamentaux ; de le retrouver dans une
quête qui elle-même dépend des moyens et révèle
les aspirations des hommes de notre temps. Car chercher l'homme du passé,
c'est chercher le passé que nous portons en nous : ainsi pourrait bien
se justifier l'engouement pour l'archéologie que nous évoquions
en commençant.
Dans cette perspective, les plus anciennes origines sont peut-être les
plus significatives. Comment mieux juger de la spécificité de
l'humanité qu'en la regardant à la première aube de son
développement, en examinant comment ces êtres dont nous sommes
les très lointains descendants ont su s'adapter au monde en utilisant
l'outil pour renforcer leur action, et en créant des images pour fixer
leurs fantasmes et éventuellement agir par l'imaginaire sur la réalité,
bien longtemps avant qu'ils n'aient commencé à modifier leur milieu
naturel par la culture et l'élevage ? Pour la suite, l'intérêt
envers l'archéologie ne se distingue pas sensiblement de l'intérêt
envers l'histoire : l'homme sait bien qu'il ne peut se connaître en profondeur,
et par là essayer de maîtriser son présent, qu'en connaissant
son passé individuel mais aussi son passé collectif, et la somme
de ses possibilités telles qu'elles se sont exprimées à
travers la création matérielle.
C'est pourquoi il est compréhensible que les différents États
se préoccupent toujours davantage de protéger, et éventuellement
de récupérer, leur patrimoine culturel. Ce souci s'exprime par
les législations qui, dans de très nombreux cas, excluent totalement
l'exportation des antiquités, et par la lutte contre les fouilles clandestines,
qui alimentent le commerce des antiquités, responsable il est vrai d'une
perte considérable pour la science, avec la disparition d'objets qui,
même s'ils sont retrouvés un jour, auront perdu tout rapport avec
leur stratigraphie et parfois même leur lieu d'origine. Caractéristique
aussi est la passion avec laquelle un pays comme la Grèce réclame
officiellement le retour sur son sol d'un certain nombre de chefs-d'œuvre
qui lui ont été arrachés : quelle que soit la sympathie
avec laquelle de telles revendications puissent être reçues, il
ne faudrait pas oublier que si le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert
(Hérault) ne se trouvait pas à l'heure actuelle au musée
des Cloisters, à New York, il ne se trouverait nulle part, sinon sous
forme de pierres de construction dans les murs de quelques fermes ; ni que l'arrivée
à Londres des marbres du Parthénon, emportés par lord Elgin,
a ouvert pour tout l'Occident une nouvelle vision de l'art grec ; ni, plus généralement,
que certains musées, rassemblant des œuvres qui sont devenues le
patrimoine commun de l'humanité, ont joué un rôle exceptionnel
pour la création d'une culture universelle. Mais il est bien vrai que
l'archéologie peut servir de support à des revendications de type
nationaliste : l'archéologie de l'Europe centrale et des Balkans après
la Première Guerre mondiale, celle de la Macédoine actuellement
partagée entre trois pays, celle des terres bibliques, celle de l'Inde
et du Pakistan, celle de la colonisation romaine, dont certains ont tendance
à juger les produits en fonction de l'opinion qu'ils portent sur les
colonisations du XIXe siècle. Ainsi les peuples et les nations, et en
premier lieu celles qui viennent d'émerger à l'existence ou à
l'indépendance, peuvent-ils être tentés de chercher dans
l'archéologie une confirmation de leur légitimité
et de leurs droits.
L'individu, lui, peut vouloir s'accrocher à son passé pour d'autres
raisons encore, plus personnelles. Le monde technologique dans lequel nous vivons,
et dont les acquis et les réussites ne sauraient être niés,
est nécessairement réducteur de différences : les mêmes
formes architecturales se retrouvent en Irak et au Canada, au mépris
des plus évidents contrastes climatiques et psychologiques ; nos manières
de nous vêtir, de nous nourrir, mais aussi nos distractions et nos musiques
tendent à s'uniformiser; la banalisation de certains enseignements, de
certaines machines, risque d'abolir, au profit d'une simple consommation de
produits culturels, les dernières survivances du savoir-faire artisanal,
des traditions orales, de tout ce qui est créativité originale
- en même temps que les grands travaux d'aménagement et la transformation
de l'agriculture, en bouleversant des paysages restés stables pendant
des siècles, détruisent les vestiges du passé qu'ils conservaient.
Pour ceux qui se sentent autant menacés par cette uniformisation et par
cette sorte d'amnésie collective qu'ils le seraient par une perte de
leur individualité, le recours peut prendre la forme d'un retour vers
le passé, vers la continuité d'une histoire concrète dans
laquelle chacun peut s'intégrer. Car travailler sur un site, ce n'est
pas seulement reconstruire la vie de jadis (celle des puissants, mais aussi
celle de l'ensemble de la communauté dans son existence journalière),
c'est aussi entrer en sympathie avec un paysage, avec les hommes qui continuent
à y vivre et qui en portent l'empreinte ; et le petit garçon du
Languedoc, qui, dans les vignes humides de l'automne, voit
luire entre les souches les tessons rouges de la Graufesenque, se sent le descendant
d'une très longue tradition et reconnaît son appartenance à
un terroir dans lequel il est appelé à trouver un jour sa place.
Ainsi, pour l'homme de notre vieil Occident, et pour tous ceux qui participent
à notre culture, l'archéologie classique et l'archéologie
proche-orientale sont un moyen de retrouver, dans leur actualité, les
sources d'un héritage sur lequel cette culture se fonde encore très
largement. Et, pour chaque homme, l'archéologie tout court est un moyen
de reconnaître d'un côté, dans toute sa généralité,
la nature de l'humanité, mais aussi de retrouver, à côté
d'une civilisation en train de devenir universelle, une communauté plus
proche, dont l'échelle est mieux accordée à ses désirs
et à son action, riche d'un patrimoine original que le temps lui a transmis,
et qu'il a pour vocation de préserver et de comprendre avant de continuer
à l'enrichir. La quête souvent passionnée du passé
exprime alors, en même temps que le refus d'un certain présent
mutilateur et banalisant, surtout des exigences pour l'avenir de l'homme.
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