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"Le premier
des biens, c'est l'eau" : cette affirmation de Pindare, en tête de sa
1ere Olympique, n'était pas seulement vraie pour le
Thébain du Ve siècle avant notre ère : dans la Grèce
antique comme dans l'ensemble du bassin méditerranéen (sans parler
du reste du monde), l'eau est une condition fondamentale de la vie, en servant
de boisson aux hommes et aux animaux et en facilitant la cuisson des aliments,
en aidant à la propreté des corps et des choses, et aussi par son
rôle dans la poussée des plantes qu'elle conditionne largement:
à des sociétés qui depuis une haute antiquité
avaient accédé à l'agriculture et à
l'élevage, si étroitement liés, l'eau apportait la
fertilité, équivalent pour les terres de la
fécondité pour les hommes et pour les troupeaux : et c'est
pourquoi, dans le monde grec, les fleuves sont souvent représentés
sous la forme d'un taureau, ou d'un personnage dont les cornes rappellent celles
du reproducteur par excellence. Mais l'eau remplissait, pour le monde grec
ancien, d'autres fonctions plus subtiles, qui se combinent avec les
premières dans les registres négatif et positif. Registre
négatif : de même que pour la vie quotidienne l'eau ôte la
saleté physique, dans le monde moral elle était
considérée comme effaçant les souillures ; aux gestes de la
propreté répondent les rites de la purification. Registre positif
: de même qu'elle apporte à l'homme, dans la vie laïque, ses
bienfaits évidents, de même, pour le monde de la croyance, on lui
attribuait des pouvoirs oraculaires et
guérisseurs[1] : ses pouvoirs
guérisseurs étaient reconnus dans de nombreux cas par
l'expérience, et c'est pourquoi les médecins de nos jours encore
les utilisent ; quant à ses pouvoirs oraculaires, ils dérivent du
fait que l'eau sort de la terre, de laquelle toutes choses proviennent et
à laquelle toutes choses retournent : son lent cheminement dans les
profondeurs du soi lui a permis d'apprendre ce qui a été, ce qui
sera. L’eau apparaît ainsi, dans les deux situations, comme la plus
évidente des puissances "chthoniennes", les puissances de la Terre
mère. C'est pourquoi les deux fonctions, oraculaire et médicale,
sont intimement liées dans ce que les spécialistes appellent la
mantique et l'iatromantique. Et elles sont symbolisées par le serpent,
qui lui aussi sort de la terre, et dont les "serpentements" évoquent
directement ceux d'un ruisseau: certains mythes grecs, comme celui de l'Hydre de
Lerne, dérivent de cette assimilation entre l'eau et le serpent ; nous
retrouverons à Delphes le serpent Python ;
Asclépios[2], dont nous verrons
le rôle dans ces rites de l'eau, apparaît parfois sous la forme d'un
serpent, et son attribut le plus significatif est le serpent enroulé
autour d'un bâton[3], – le
caducée, resté encore de nos jours le symbole des médecins.
Dans ces conditions, on peut s'attendre à ce que les deux types
d'activité, mantique et iatromantique, soient mis sous le patronage des
mêmes divinités : les textes hippocratiques, sur lesquels nous
reviendrons, affirment nettement que la divination et la médecine sont
sœurs, filles d'un même dieu, Apollon. Et effectivement si Apollon
apparaît comme une puissance essentiellement oraculaire, c'est par
l'intermédiaire de l'eau, même si les modalités
précises des rites ne nous sont pas toujours très claires ; en
tout cas, chaque sanctuaire apollinien comportait des installations hydrauliques
développées, et il suffit d'évoquer, pour Delphes, la
source Castalie, la plus célèbre parmi bien d'autres sources du
site[4]. Or, cet Apollon oraculaire
est, en même temps, médecin, bien des textes grecs l'affirment, et
il est remarquable qu'on retrouve en Gaule cette relation entre le dieu
guérisseur et les sources thermales. C'est pourquoi Apollon est
intimement lié, par les mythes et par les réalités
cultuelles, au héros Asclépios, devenu le dieu de la
médecine : à Delphes même, Asclépios a son sanctuaire
à l'intérieur du sanctuaire d'Apollon, et dans un endroit dont
nous verrons qu'il avait une signification spéciale. La figure
d'Asclépios est donc celle vers laquelle nous devons maintenant nous
tourner[5] pour apprécier
l'importance de l'eau dans la mantique et l'iatromantique grecques.
C'est
le sanctuaire d'Épidaure qui apparaît comme le centre du culte
d'Asclépios en Grèce et dans le monde grec, d'autant que la
qualité exceptionnelle de ses bâtiments – la tholos, le
théâtre et bien d'autres – avait fait du site, à
partir du IVe siècle avant notre ère, un pôle d'attraction
majeur[6]. Mais l'iatromantique, la
médecine oraculaire dont les revenus avaient permis cette extraordinaire
floraison architecturale et artistique, si elle attire les foules venues de
toute la Grèce surtout à partir de la fin du Ve siècle,
s'était installée sur le site, avec une clientèle locale,
à une période bien plus ancienne. Or, l'eau jouait dans cette
médecine, et dès les origines, un rôle essentiel. Le
fondement en était, on le sait, l'incubation: le malade devait dormir en
un lieu spécialement aménagé du sanctuaire, appelé
l'abaton, et attendre les rêves oraculaires que le dieu lui envoyait
pendant la nuit; ces rêves, interprétés par les
prêtres, lui donnaient directement la guérison, ou lui indiquaient
les moyens de l'obtenir. L’eau intervenait à plusieurs reprises
dans cette consultation : et d'abord, comme dans tous les sanctuaires, pour les
ablutions préliminaires, lavage des mains ou aspersions symboliques
à l'entrée, pour obtenir la propreté et la purification, ou
encore près de l'autel avant le sacrifice; mais c'étaient aussi,
d'une manière plus spécifique, les ablutions avant le sommeil
oraculaire, destinées à mettre le fidèle dans les
meilleures dispositions pour recevoir les prescriptions divines;
c'étaient enfin les bains, qui intervenaient, cette fois après la
consultation oraculaire, dans la cure médicale, parmi les moyens
indiqués par le dieu pour rétablir la santé, -au même
titre que les remèdes, ou la diète, ou les exercices physiques.
Les textes nous donnent, surtout pour l'époque romaine, des indications
extrêmement détaillées sur ces pratiques du bain
médical, en précisant la température de l'eau, les
mélanges qu'on lui faisait éventuellement subir (par exemple avec
du vin), les exercices physiques qui devaient l'accompagner. Il semble bien, en
effet, que ces techniques se soient développées avec le temps, et
qu'on soit progressivement passé d'un bain à valeur presque
magique (pour ne pas dire miraculeuse) à un bain hygiénique, une
véritable hydrothérapie menant en jeu des “ cures
thermales ” à fondement rationnel. Mais il ne faudrait pas
trop opposer les deux aspects du traitement, qui a dû toujours utiliser,
et de la manière la plus efficace, en même temps que la croyance
comme facteur de guérison, les propriétés physiques des
eaux d'Épidaure, et aussi d'ailleurs le charme du site et
l'évidente qualité de son atmosphère: la médecine
“ psychosomatique ” d'Asclépios agissait
déjà, sans aucun doute, comme une médecine globale,
à la fois sur le corps et sur l'esprit, et ses cures, avec leurs
prescriptions quelquefois si curieuses, visaient fondamentalement à
améliorer l'état général du patient.
C'est
pourquoi les sanctuaires d'Asclépios comportent tellement d'installations
hydrauliques, et d'abord à Épidaure. Ainsi on y trouve, d'abord,
de nombreuses vasques pour les ablutions de simple purification. Mais surtout,
dans l'angle de l'abaton destiné au sommeil oraculaire, un puits semble
avoir constitué l'un des plus anciens lieux de culte du sanctuaire ;
puis, au Ve siècle, l'eau était amenée, à partir de
sources voisines, dans une statue-fontaine placée devant le temple, et
ces aménagements furent encore développés au siècle
suivant, permettant aux eaux d’arriver en abondance pour les besoins
accrus. Quant aux cures mettant en jeu les bains, elles pouvaient être
pratiquées dans un bâtiment installé depuis une date assez
haute; mais surtout on voit, à l'époque romaine, se
développer, dans le sanctuaire et autour, de véritables thermes
comme ceux qu'on trouve dans les villes en dehors de tout contexte
spécialement religieux: on peut penser que leur utilisation, et les
bienfaits qu'elle apportait, étaient ceux des bâtiments
laïques; mais ici ils étaient placés sous l'invocation
directe du dieu de la guérison.
Il est remarquable que dans tous
les sanctuaires d'Asclépios qui se créèrent dans l'ensemble
du monde grec à partir de la fin du VI' siècle et surtout du IVe
sous le patronage d'Épidaure – il y en eut plus de 200 –
l’eau ait joué un rôle tout aussi important. C'est vrai
à Athènes, où le culte fut introduit en 419, vers la fin de
la Guerre du Péloponnèse (la date est significative, car elle
correspond au moment où les religions traditionnelles de la cité
n'apportent plus une réponse suffisante aux aspirations de l'individu,
qui cherche le salut personnel, de l'âme comme du corps) ; dans le
sanctuaire aménagé contre le versant sud de l'Acropole, juste en
dessous du Parthénon, dans une région où était
probablement pratiqué depuis longtemps un culte à une
divinité des eaux, on trouvait un abaton pour
l'incubation[7], avec, à
l'arrière, une rotonde creusée dans le rocher à l'imitation
d'une grotte naturelle, et sur laquelle nous reviendrons: c'était la
source sacrée, fournissant l'eau essentielle pour les
rites[8]. A Corinthe,
l'Asclépieion comportait un abaton d'où l'on descendait dans un
bassin aménagé de telle sorte qu'il donnait l'impression
d'être une fontaine souterraine, comme celles qu'on trouvait effectivement
au dessous, à la source Lerna que le sanctuaire dominait
directement[9], et dont nous
retrouverons d'autres exemples en particulier à Pergame; ici les
guérisons étaient attestées par des ex-voto en forme
d'oreilles, d'yeux, de jambes, de seins, de parties génitales masculines.
Mais le site de Corinthe comportait aussi, cette fois sur le côté
nord de l'Agora, une très étrange installation, où des
rites oraculaires, impliquant à ce qu'il semble quelque supercherie,
étaient liés, une fois encore, à une
source[10]. On peut évoquer
aussi un Asclépieion fameux en particulier parce qu'il a
été aménagé à Cos, vers le milieu du IVe s.
avant notre ère, juste après la mort du plus célèbre
médecin grec, Hippocrate[11]
; ainsi il a constitué comme le berceau de la médecine
hippocratique, dont dérive notre médecine
moderne[12]. Il comportait toute une
série de terrasses successives, couronnées par le temple du dieu ;
la deuxième à partir du bas englobait des sources ferrugineuses et
sulfureuses, aménagées en fontaines contre le mur de
soutènement qui la dominait (fig. 1) ; à l'époque romaine,
des thermes s'y développèrent et aussi sur la terrasse
inférieure, à côté d'une grande piscine :
effectivement les textes
hippocratiques[13] mentionnent
très largement les bains et les affusions comme moyen de guérison.
Un dernier exemple de sanctuaire, né au IVe, siècle,
développé à l'époque hellénistique, mais qui
a pris sous l'Empire romain une ampleur et une richesse architecturale
considérables, est l'Asclépieion de Pergame : au pied de
l'Acropole de cette capitale à l'urbanisme exceptionnel, le sanctuaire
comporte un ensemble prestigieux de bâtiments datant du IIe siècle
de notre ère[14],
disposés autour d'une immense cour (fig. 2) à laquelle on
aboutissait par une sorte de voie triomphale à portiques; il
possédait, comme à Épidaure, un théâtre, mais,
ici encore, c'est l'eau qui semble avoir joué un rôle majeur dans
les consultations et pour les techniques de guérison : le temple du dieu
y est pratiquement entouré par trois fontaines, dont l'arrangement vise
à reconstituer la source souterraine à laquelle on descend par une
volée de marches, comme celles que nous avons trouvées à
Corinthe: c'était déjà le type de la fameuse Fontaine
Minoé à Délos, dont le nom au moins évoque le monde
préhellénique[15]. Et
nous disposons de toute une série de textes, dont ceux du rhéteur
Aelius Aristide qui vécut sur le site pendant de longues années
vers le milieu de ce deuxième siècle de notre ère, parmi
les médecins les plus célèbres de l'époque: ils
attestent l'importance, en liaison avec la boisson de l'eau sacrée, des
bains, – bains dans l'eau mais aussi bains de boue, ce qui rejoint
certaines de nos pratiques médicales actuelle; il semble qu'on puisse
reconnaître à ces eaux des propriétés radioactives ;
mais on doit probablement tenir compte aussi dans une large mesure, comme pour
Épidaure, des techniques d'une médecine psychosomatique, qui
utilisait l'incubation, la suggestion et la musique; il est remarquable que
l'accès au sous-sol d'un des bâtiments majeurs du site, une
énorme rotonde, se soit fait par un couloir souterrain long de 80
mètres, obligeant le malade à une traversée au cœur de
la terre qui devait faire sur lui une profonde impression.
Mais on doit
accorder une place particulière à un bâtiment tout à
fait exceptionnel d'un autre sanctuaire d'Asclépios, dont les
caractères sont si marqués qu'on l'a appelé, d'une
expression moderne, un “ établissement
thermal ”[16] : il a
été découvert au cœur de l'Arcadie, dans un site qui
comportait déjà, sur une colline, tout contre une forteresse, un
petit sanctuaire d'Asclépios évidemment muni de son installation
hydraulique ; mais, avec l'accroissement des besoins en eau, le clergé
décida de créer un nouveau sanctuaire tout près du torrent,
le Gortynios dont les sources toutes proches donnent, dans un paysage d'une
beauté classique, des eaux étonnamment pures et fraîches. On
installa donc, juste sous un grand temple (qui d'ailleurs ne fut jamais
achevé), un bâtiment qui dans un premier état, au IVe,
siècle avant notre ère, avait déjà une sorte de
piscine, mais qui fut remanié au siècle suivant pour devenir un
bain dont les aménagements nous ont été parfaitement
conservés (fig. 3) : le fidèle, après être
passé par un vestibule A dans lequel l'accueillaient certainement les
statues d'Asclépios et de sa parèdre Hygie – la Santé
–, arrivait dans une salle B où il pouvait se déshabiller,
puis dans une grande rotonde C où il trouvait, alimentées par le
réservoir X, à la fois une vasque pour les ablutions, une cuve
pour le lavage des pieds, et trois baignoires, en D, pour le bain par immersion
; de là il pouvait passer dans une autre rotonde plus petite, G,
entourée de cuves plates destinées au bain par affusion (un
serviteur versait de l'eau sur le baigneur assis dans une sorte de niche) (fig.
4) ; et il pouvait aussi passer dans une troisième rotonde, E, encore
plus petite, qui cette fois constituait une étuve pour la sudation. Car,
et c'était une installation tout à fait nouvelle pour cette
époque, ces diverses salles étaient chauffées par des
conduits souterrains amenant l'air provenant d'un foyer Y, préfiguration
des "hypocaustes" dont l'invention a longtemps été
attribuée, à tort, aux Romains ; et même les parois de
certaines salles, comme l'étuve, étaient faites de briques
derrière lesquelles circulait l'air chaud. On trouvait donc dans ce
bâtiment d'époque hellénistique à peu près
toutes les facilités balnéaires qu'apporteront, des siècles
plus tard, les grands thermes impériaux ; or, il est installé au
cœur d'un sanctuaire d'Asclépios, et on peut imaginer que les
qualités de l'eau, conduite dans le bâtiment directement depuis les
sources, n'étaient pas seulement utilisées pour le bain, mais
encore pour la boisson. On trouvait donc, dans ce site reculé, un
véritable "établissement thermal" mais sous le contrôle
direct du clergé d'Asclépios, et qui se situe ainsi entre les
installations balnéaires primitives, assez sommaires il faut le
reconnaître, et les grands "thermes" romains entourant un sanctuaire comme
celui d'Épidaure, qui semblent plutôt se rattacher au monde de
l'hygiène laïque.
Asclépios n'est pas la seule figure
héroïque ou divine, avec Apollon, à utiliser ainsi l'eau
à des fins oraculaires et guérisseuses; on pourrait en
évoquer bien d'autres dans le monde grec. Ainsi le héros
Trophonios, qui à Lébadée (l'actuelle Livadia)
présidait à des rites complexes, dans un site encore maintenant
animé par le jaillissement des
sources[17] ; les consultants de son
oracle, célèbre depuis le Vle s. avant notre ère, devaient
boire l'Eau d'oubli et l'Eau de la mémoire, et descendre au sein de la
terre dans une caverne où ils recevaient les révélations
oraculaires. A Oropos, vers la limite nord de
l'Attique[18], le héros
Amphiaraos recevait ses fidèles dans un abaton, où, comme à
Épidaure, ils attendaient les songes guérisseurs (fig. 5); ici
encore on retrouve la source sacrée, fameuse pour ses vertus
thérapeutiques, les bains, et, à l'époque romaine, les
grands thermes dont l'utilisation favorisait les guérisons.
Mais
il faut surtout penser, pour une certaine catégorie de sources thermales,
à un autre dieu, Héraclès : ce dieu en effet était,
pour des raisons assez mystérieuses, considéré comme le
maître des sources chaudes, si bien que les bains chauds étaient
communément nommés "bains d'Héraclès" : les deux
exemples les plus célèbres, en Grèce, sont les bains des
Thermopyles et ceux d'Aedypsos. Le site des Thermopyles, qui doit sa
célébrité à certains événements
historiques, doit son nom à la présence de sources chaudes, encore
utilisées maintenant par le thermalisme médical : elles sont
sulfureuses, et réputées pour le traitement de certaines maladies
de la peau ; les Anciens en connaissaient bien les vertus. Quant à
Aedypsos, ses sources sulfureuses, spécialement efficaces elles aussi
contre certaines maladies de la peau et aussi contre la goutte, étaient
ici encore célèbres dans l'Antiquité, si bien que le site
devint à l'époque romaine une sorte de villégiature
élégante, sous le patronage
d'Héraklès[19].
Il
peut sembler étrange, après l'évocation de tant de dieux et
de héros masculins, d'avoir à évoquer des divinités
féminines. Et pourtant, déjà pour ceux-là, un
certain nombre d'indications, légendes et réalités
cultuelles, nous obligent à penser à un monde où les
puissances de l'eau, oraculaire et guérisseuse, sont assimilées
à des puissances féminines, essentiellement chthoniennes.
Déjà Apollon, à Delphes, semble avoir
succédé, comme maître de l'oracle, aux Muses ou, selon une
légende encore plus largement attestée, à un sanctuaire
oraculaire de la Terre, gardé par le serpent Python; plus
généralement, on a pu montrer qu'Apollon s'était
installé, en usurpateur, en des sites où des sources aux vertus
reconnues étaient déjà l'objet d'une
vénération
religieuse[20] ; mais cela semble
être aussi le cas pour
Asclépios[21] ; et même
Héraklès, le héros viril par excellence, était
étroitement associé aux
Nymphes[22]. D'autres
divinités féminines, d'ailleurs, étaient les
maîtresses de sources, en particulier de sources chaudes et
médicinales, ainsi Artémis. Tous ces exemples suggèrent
l'idée que, aux temps plus anciens, l'eau devait être placée
sous le patronage de divinités féminines, formes
dérivées plus ou moins directement d'anciens cultes de la Terre ;
à Delphes, le sanctuaire d'Asclépios est situé, à
l'intérieur du sanctuaire d'Apollon, dans une région qui semble
avoir été le cœur de cultes primitifs, vraisemblablement
liés à la Terre ; d'ailleurs, l'activité d'oracles
placés directement sous l'invocation de la Terre est attestée en
Grèce, même en pleine période classique, – la Terre,
des profondeurs de laquelle émanent les eaux et leurs puissances. On
comprend mieux ainsi les arrangements de fontaines qui visent à donner
l'impression soit d'une grotte naturelle comme à l'Asclépieion
d'Athènes, soit de sources souterraines auxquelles on descend par une
volée de marches, comme à la Fontaine Minoé de Délos
(explicitement reliée, par une inscription, aux Nymphes), et comme aux
Asclépieia de Corinthe, de Pergame et d'ailleurs. Mais ces eaux
souterraines féminines n'apportent pas seulement les oracles, et la
santé ; elle peuvent apporter aussi la connaissance, et l'inspiration
poétique ; et c'est pourquoi leurs divinités sont les Nymphes, et
les Muses, si étroitement apparentées : les Muses apparaissent
nettement, dans les textes grecs, non seulement comme les divinités de
l'inspiration, mais aussi comme des maîtresses de la divination. Or, de
ces Nymphes et de ces Muses, le nom se retrouve dans les nymphées et les
musées. Le Musée, et d'abord celui d'Alexandrie, était le
lieu où l'on cultivait, sous le patronage des Muses, la connaissance et
les lettres; et c'est parce qu'il était un lieu de culture qu'on y
accumulait les oeuvres d'art: ainsi les Musées devinrent des
musées. Quant aux nymphées, tels qu'ils se
développèrent à l'époque hellénistique et
partout sous l'Empire romain, ils restèrent les "lieux consacrés
aux nymphes" ; le nymphée est d'ailleurs en même temps souvent un
Musée, et le plus célèbre des nymphées
hellénistiques, celui de Miéza en Macédoine, est l'endroit
où Aristote enseignait son élève Alexandre; à ce
titre, le nymphée garda le souvenir, même atténué, de
sa forme primordiale, la grotte d'où jaillissent les eaux inspiratrices
et nourricières, dans ses arrangements architecturaux avec l'abside et la
voûte en cul-de-four, et dans ses fonctionnalités, à la fois
sociales et religieuses qui, jusqu'à la fin de l'Antiquité, le
relièrent à ses origines les plus
anciennes[23] :
“ nullus enim fons non
sacer ”[24].
[1] Cette opposition / conjugaison
de fonctions positives et négatives, dans les mondes laïque et religieux,
structure l'étude de R. Ginouvès, Balaneutikè, recherches
sur le bain dans l’Antiquité greque. Paris 1962.
[2] Cf., pour l'iconographie du dieu,
B. Holtzmann, “ Asklepios ”, dans Lexikon Iconographicum
Mythologiae Classicae II, 1984, p. 863-896.
[3] Cf. J. Schouten, The Rod and
Serpent of Askiepios, Symbol of Medicine, Amsterdam, 1967.
[4] Cf. J.-F. Bommelaer, Guide
de Delphes, le Site, Athènes 1991, p. 81-84 pour les fontaines de
Castalie ; p. 179 et 182 pour les installations hydrauliques dans le temple
d'Apollon ; p. 204-206 pour la fontaine Cassotis ; p. 213-215 pour la fontaine
Kema ; p. 215 pour l'hypothétique Fontaine du Stade; p. 230-231 pour
la fontaine des Muses et la “ source de Gâ ”; p. 232-233
pour la fontaine de l'Asclépieion.
[5] Cf., pour l'histoire et les caractères
de cette figure si complexe, E.J. et L. Edelstein, Asclepius, A Collection
and Intervretation of the Testimonies, Baltimore, 1945 ; C. Kerényi,
Asklepios, Archetypal Image of the Physician’s Existence, New York
1959 ; W. BURKERT, Greek Religion, Cambridge Mass., 1985, p. 214-215.
[6] En l'absence d'une synthèse
récente sur ce sanctuaire, on peut consulter B. Conticello, “ Epidaurum ”,
dans Enc. Dell’Arte Antica Classica e Orientale, III, Rome 1960,
p. 358-367 ;
N. Yalouris, “ Epidaurum ”, ibid., Suppl. 1970, p. 301-306
; N. Yalouris, "Epidauros", dans The Princeton Encyciopedia of Classical
Sites, Princeton 1976, p. 310-314, avec bibliographies antérieures.
[7] Pour ce sanctuaire et sa bibliographie,
cf. J. Travlos, Bildlexikon zur Topographie des Antiken Athen, Tübingen,
1971, p. 127-142.
[8] Cf. R. Martin, H. Metzger, “ Recherches
d'architecture et de topographie à l'Asclépieion d'Athènes ”,
BCH 73, 1949, p. 316-350, en particulier p. 321-323.
[9] Cf. la publication de C. Roebuck,
Corinth XIV, The Asclepieion and Lerna, Princeton, 1951.
[10] Cf. G.W. Elderkin, “ The
Natural and the Artificial Grotto ”,
Hesperia 10, 1941, p. 125-137.
[11] Cf. sur ce personnage, et la
médecine hippocratique, M. Pohlenz, Hippokrates und die Begründung
der wissenschaftlichen Medizin, Bedin 1938 ; A. Krug, Heilkunst und Heilkult.
Medi- zin in der Antike, Munich, 1984, p. 39-69; et infra n. 13.
[12] Cf. la publication de P. Schazmann,
Kos I, Asklepieion, Baubeschreibung und Baugeschichte, Berlin, 1932,
en particulier p. 51, 53, 55-56, 58-60.
[13] Cf., pour prendre une idée
des études que suscitent ces textes, par exemple M.D. Grmek, Hippocratica,
Paris 1980.
[14] Cf., pour une vue d'ensemble,
E. Akurgal, Ancient Civilizations and Ruins of Turkey, Istanbul 1970,
p. 105-111 ; et la monumentale publication due aux fouilleurs allemands, Altertümer
von Pergamon, Das Askiepieion : XI 1, O. Ziegenaus , G. de Luca 1968 (en
particulier p. 22-24) ; XI 2, O. Ziegenaus, G. de Luca 1975 (en particulier
p. 16-17 et 54-55) ; XI 3, O. Ziegenaus, 1981 ; XI 4, G. de Luca, 1984. Berlin.
[15] Cf. Ph. Bruneau, J. Ducat,
Guide de Délos, 3e éd., Athènes 1983,
p. 142-144 : le bâtiment a été aménagé au
VIe s. avant notre ère : on n'acceptera pas sans discussion l'affirmation
que “ le nom de la fontaine n’implique aucune référence
particulière à l'époque préhellénique ”.
[16] Cf. R. Ginouvès, L'établissement
thermal de Gortys d’Arcadie, Paris, 1958.
[17] Cf., pour le site et le culte,
P. Roesch, “ Lebadeia ”, dans R. Stillwell (ed.), The Princeton
Encyclopedia of Classical Sites, Princeton 1976, p. 492 avec bibliographie.
[18] Cf., pour ses installations
B. Petrakos, Oropos et le sanctuaire dAmphiaraos (en grec), Athènes
1968.
[19] Cf., pour les Thermopyles et
pour Aedipsos, R. Ginouvès, Balaneutikè, p. 362-363.
[20] Cf. ibid., p. 333-339.
[21] Cf. ibid., p. 350.
[22] Cf. ibid., p. 363-364.
[23] Cf. R. Ginouvès, dans
J. des Gagniers et alii, Laodicée du Lycos, le Nymphée,
Québec et Paris, 1969, p. 13-185, en particulier p. 137-141 ; du même,
Soloi, II, La ville basse, Sainte-Foy 1989, p. 132-134. La théorie
inverse est soutenue par R. Etienne, Ténos I, Le sanctuaire de Poseidon
et dAmphitrite, Athènes, 1986, p. 159-162, cf. en particulier p.
162, n. 322 : “ je ne conçois aucun lien de parenté
entre les fontaines grecques et le Nymphée romain ”.
[24] Cf. Servius, Ad Aen.,
VII, 84.
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